Ce 5 novembre, notre amie et collègue Irène Kaufer s’est endormie pour toujours, entourée par sa famille de choix, qui a été à ses côtés et a veillé sur elle jusqu’au bout. Son décès a retenti à travers le mouvement féministe belge.
Peu nombreuses sont celles qui n’ont jamais, même sans le savoir, lu un texte, chanté une chanson ou assisté à un débat issus de son imagination. Car Irène était une féministe triple A : par son art en tant que écrivaine, parolière et chanteuse, par son analyse critique et incisive et par son action féministe, syndicaliste, lesbienne, pour les droits des migrant.e.s, … la liste de ses engagements est longue. Cette diversité dans ses combats a enrichi la qualité de sa pensée et lui a permis de rester contemporaine, à travers toutes les évolutions du féminisme.
Garance aussi est en deuil et nous sommes tristes. Irène a débarqué chez nous en 2008 pour s’occuper du projet femmes 55+ où il s’agissait de développer avec les femmes seniors une lecture critique du débat sécuritaire et de leur rendre la capacité d’action individuelle et collective pour leur sécurité. C’était l’occasion pour elle de faire ce qu’elle faisait si bien : croiser les regards, réunir des gens pour apprendre les unes des autres. Elle a organisé le colloque qui invitait les femmes seniors et les femmes issues de l’immigration de tous les âges à se rencontrer pour réfléchir aux alliances possibles dans la lutte contre les violences. D’autres de ses faits d’arme : une émission d’une radio de jeunes en collaboration avec les femmes 55+, les toutes premières marches exploratoires de Garance (même une tempête de neige n’a pas pu l’arrêter) ou encore un colloque sur des alternatives féministes à la répression des violences. Inoubliable aussi, lors d’un jeu de rôle sur le plaidoyer féministe, son interprétation d’une bourgmestre qui se donne l’air à l’écoute des citoyennes, mais ne veut surtout rien changer dans le quartier parce que ça coûte trop cher.
La newsletter de Garance la passionnait particulièrement et, sous son égide, est rapidement devenue notre outil par excellence pour commenter l’actualité de l’égalité et de la lutte contre les violences. C’est grâce à Irène que Garance a pris des positions de plus en plus visibles et médiatisées, pas parce qu’on n’avait rien à dire avant, mais parce qu’elle trouvait la bonne formule, la pointe d’humour ou le coup de gueule, pour faire passer le message. Comme au moment de son arrivée, deux sur quatre employées de Garance s’appelaient Irène (avec et sans accent) et qu’elles parlaient toutes les deux souvent en public, beaucoup de gens pensaient qu’ « Irène de Garance » avait le don d’être à plusieurs endroits à la fois. Les deux Irène se sentaient honorées d’être prises l’une pour l’autre et ont bien rigolé des quiproquos que cela a engendrés.
En 2015, Irène a pris sa retraite (pour avoir un agenda activiste encore plus chargé !), mais est restée parmi nous en tant que membre du Conseil d’administration, signe que Garance comptait beaucoup pour elle, car en tant que syndicaliste, elle avait du mal à se projeter du côté des « patronnes ». Elle a ainsi accompagné la croissance de Garance avec tous les défis pour le bien-être des travailleuses et la démocratie interne que cela entraînait. Cela lui a également permis de mener des réflexions collectives sur l’avenir de Garance et sur le type de féministes que nous voulions être. Nos positions contre l’interdiction du port du foulard et contre l’encadrement légal de la gestation par autrui ont été rédigées par elle. Avec le début de sa maladie, Irène a ralenti le rythme de son engagement, mais a continué à assister aux Assemblées générales. Garance a eu une place dans son cœur jusqu’au bout, et elle dans les nôtres.
Bien sûr, le féminisme d’Irène était bien plus large et remontait bien plus dans le temps que Garance. S’il faut le qualifier, c’est un féminisme de table de cuisine. Parce qu’il est ancré solidement dans les expériences quotidiennes des femmes, surtout de celles qui vivent plusieurs discriminations à la fois. Parce que même s’il se base sur les écrits et pensées qui aiguillent et questionnent le féminisme, il n’a pas besoin de dictionnaire pour se faire comprendre, sans pour autant perdre de la nuance. Parce qu’il se soucie, non des grands principes, mais de la question simple : est-ce que cette action améliore concrètement la vie des femmes ? Son féminisme de table de cuisine invite au dialogue entre féministes, même quand on n’est pas d’accord. Car Irène était quelqu’une avec qui on pouvait être en bon désaccord : on savait que ce n’était la fin, ni de la conversation, ni de la collaboration, ni de l’amitié.
Merci, Irène, pour tout ça et bien plus. Nous mettrons du temps pour nous remettre de ton départ, et là aussi, tu as prévu comment nous soutenir en nous demandant de continuer… Nous continuons donc la lutte, renforcées par ton exemple, ton engagement et ta passion pour la justice sociale.